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Anthony de Jasay: Against Politics, reviewed by Philippe Simonnot, in: Le Monde, May 22, 1998

AGAINST POLITICS – ON GOVERNMENT, ANARCHY AND ORDER
d’Anthony de Jasay

Il fut un temps – qui, pour de nombreux esprlts en France, dure encore – oú la séparation du privé et du public était chose simple et claire. Il y avait d’un cóte les biens ordinaires qui relevalent de la loi de ³’offre et de la demande et, d’autre part, des biens dits collectifs dont les caractérlstiques faisalent qu’ils devaient ìtré pris en charge par l’Etat, d’une maniere ou d’une autre, sauf á n’ìtre pas du tout produits. L’Etat, trouvait donc une légitimité a assurer lui-mìme ou a financer la production de ces biens – légitimité qui venait s’ajouter a celle du gardien de I’ordre, capable de faire respecter les droits de propriété et l’exécution des contrats conclus normalement.

Le tableau a commencé a se compliquer quand on s’est avisé que l’Etat-gendarme pouvait n’etre pas toujours et forcément vecteur de l’enté ret général, que les hommes qui composaient et animaient la machine étatique pouvaient avoir leurs propres intéréts avant ceux de leure concitiyens. Marx, on ie sait, a fait de l’Etat le serviteur de la bourgeoisie, l’esclave du capital. Mais avant d’arriver a cette théorie, il avait envisagé dans La Sainte Famille ou dans Le 18-Brumaire que l’Etat fút d’abord au service de luimìme – conception que l’on retrouve aujourd’hui dans la critique de l’économie publique. Dans les deux cas, l’intérét général derriere lequel s’abrite la puissance publique n’est qu’un leurre. Les affaires de corruption ont redonné de l’actualité a cette vision pessimiste de l’administration. L’affaire s’est encore davantage embrouillée lorsque l’assimilation entre bien collectif et bien public a été remise en cause. A ce point les économistes utilisent un jargon qui acheve d’obscuricir le sujet. Il s’agit pourtant de choses fort simples.

Prenons l’ecemple du phare maritime – exemple canonique dans toute la littérature sur ce sujet. Le service rendu par ce phare – l’émission de signaux lumineus qui permettent aux navires d’arriver a bon port – était dit “non excluable”. On signifiait par la qu’il pouvait etre utilisé par les marins, qu’ils aient ou non participé au financement de la construction de phare. Et l’on en concluait immanquablement que, dans ces conditions, personne n’accepterait de payer pour le phare et que, par conséquent, seule la puissance publique pouvait prendre en charge sa construction. Un tel raisonnement était appliqué pour beaucoup d’autres objets” depuis la défense nationale jusqu’aux problemes de pureté de l’air en passant par la culture, la recharche, l’éducation, l’information, la santé, les transports, l’énergie, la monnaie, voire la sidérurgie, l’industrie automobile, l’informatique et toutes les activités ayant, supposait-on, des effets induits aussi peu excusables que les signaux émis par le phare de la théorie. C’est dire a quel point le concept était indéfiniment extensible. Jusqu’au jour ou un économiste américain a cherché a savoir ce qu’il en étair vraiment, du moins en ce qui concernait les fameux phares. Cet économiste, Ronald Coase, Prix Nobel de sciences économiques en 1991, decouvrit cette chose stupenante: au Royaume-Uni, pendant longtemps, le service des phares avait été fourni par des entreprises privées! Il publia ce resultat en 1974( ): Ainsi l’exemple canonique qui avait servi a justifier l’intervention de l’Etat dans la partir de cette révélation que François Léveque a reconsidéré toute l’économie de la réglamentation dans un livre fort utile, modeste dans ses dimensions sinon dans son ambition. Lévé que se veut pragmatique, voulant montrer que “contrairement a une idée répandue, la nécessité de l’intervention de l’Etat face a un défaut du marché n’est pas étabile par une loi économique de portée générale”, que le choix du recours a la puissance publique n’est qu’une solution parmi d’autres formes d’action collective et qu’il doit etre justifié cas par cas.

Partant des memes analyses, éclairé si l’on ose dire par la meme phare, Anthony de Jasay développe un point de vue beaucoup plus radical. Cet économiste d’origine hongroise qui a ensdigné a Oxford s’était fait remarquer il y a quelques années par un superbe traité sur l’Etat ( ). Le présent ouvrage est un festival d’intelligence, qui ne fait grace d’aucun préjugé. Sur la question des biens collectifs, Jasay observe tout bonnement que la non-exluabilité n’est pas un critere pertinent, puisque toute chose est excluable, il suffit d’y mettre le prix, lequel peut etre faible ou élevé, en fonction de toute une série de circonstances, les caractéristiques physiques du bien en question n’étant qu’un élément parmi d’autres. Pour reprendre l’exemple du phare, on pourrait tres bien imaginer un dispositif électronique qui rend inobservables les signaux émis par le phare par des marins non équipés d’un décodeur. Grace a un tel systeme, le service rendu par le phare redeviendrait aussi excluable qu’une émission cryptée de télévision. “Dans l’univers des biens, le cout de l’exclusion est une variable continue”, observe Jasay! La ligne de partage entre biens privés et publics que practique une société n’a pas de fondement économique. D’ou l’extension politique du service public. Sur ce sujet, notre auteur se livre en quelques pages succulentes a une descente en regle de Hayek dont il montre les faiblesses de raisonnement. A l’ “ordre spontané”du grand théoricien du néolibéralisme, il oppose son “anarchie ordonnée”. Par souci de rigeur logique: aucun théoricien du contrat social n’a pu répondre a la tres vieille question: quis custodier ipsos custodes (qui gardera les gardiens de la Constitution? question que l’”affaire Dumas” a rendu en France d’une brulante actualité!). Mais aussi par étique: a force de se décharger sur l’Etat de toute une série de taches, le sens moral s’atrophie comme un muscle dont on ne se sert pas, estime Jasay. Aussi sa cible est-elle non pas le mauvais gouvernement, mais le gouvernement tout court (d’ou le titre de l’ouvrage). Ou, pour reprendre une formule de Burke, ce n’est pas l’abus. Luther disait cela plus violemment: Principerrt esse et non esse latronem vix possibile est.